Le Plaisir d’innover – 1er partie

D’un côté les stars de la Silicone Valley que tout le monde envie, de l’autre des entreprises qui engloutissent des fortunes en R&D et en Marketing pour des retours sur investissements décevants.

D’un côté la médiatisation à outrance de l’innovation et des stars de la créativité, les discours enthousiastes classiques sur l’économie mondiale et les bénéfices concurrentiels de l’innovation, de l’autre la frustration des lancements tardifs et décevants de produits ou services nouveaux et la dure réalité de la rentabilité en baisse.

D’un côté l’ambition de tout manager de trouver l’innovation radicale dans son secteur, de l’autre le constat désabusé de nombreux managers que leur organisation n’a pas les moyens et les compétences humaines pour concurrencer les champions de l’innovation, qui ont commencé il y a à peine 30 ans dans un garage.

Ce constat, selon les enquêtes internationales du Boston Consulting Group sur l’innovation, est fréquent dans les grandes entreprises à travers le monde. Et pourtant, dans les start-up, on innove « avec les moyens et les gens dont on dispose », c’est-à-dire le plus souvent peu de moyens et d’employés.

Alors y-a-t-il des entreprises programmées pour révolutionner les marchés et d’autres qui doivent se contenter de suivre ? Que répondre à la question « devons nous être une entreprise innovante ou simplement un suiveur opportuniste à bas coût »?

Nous n’avons pas trouvé de réponse dans les théories économiques enseignées dans les MBA. Alors nous sommes retournés vers ce que nos cultures respectives nous ont appris à observer : les motivations des gens, qu’ils soient dans une start-up, une PME ou une grande entreprise.

1)Innover est-il une nécessité ?

Notre premier élément de réponse ne sera pas économique ou stratégique mais humain. Nous nous appuyons autant sur l’anthropologie que sur le management…

a)    Innovation et anthropologie

L’innovation est une capacité et un besoin fondamental de l’être humain. C’est une nécessité pour tout groupe constitué depuis la Préhistoire, encore plus aujourd’hui.

Baton de jetPrenons un exemple d’innovation du paléolithique : le propulseur à javelot ou bâton de jet, inventé pour la chasse. Cette invention augmente la puissance, la portée et la précision du lancer. Elle améliore sensiblement le confort de la tribu, en permettant de chasser des animaux plus gros, ou plus difficiles à approcher.

C’est le genre d’innovation dont on imagine aisément qu’elle a été adoptée par tous les chasseurs de la tribu instantanément, tant le bénéfice est évident.

Imaginez maintenant une tribu ayant développé cette technique, confrontée pour une querelle de terrain de chasse à la tribu voisine, dépourvue de cette technologie. L’issue des premières confrontations sera fatale à la tribu la moins avancée et elle disparaîtra. Sauf si elle invente rapidement une nouvelle tactique de combat, par exemple en évitant les confrontations à distance en terrain découvert.

Imaginez aussi l’inventeur de cette « technologie » : ses premiers essais hasardeux, ses motivations, et la première fois qu’il a voulu proposer cette « révolution » aux sages de la tribu…

Darwin a démontré que l’une des conditions essentielles pour la survie d’une espèce est sa capacité à s’adapter à son environnement. Les vainqueurs de l’histoire de l’évolution, dont l’homme « moderne », ont émergé grâce à ces adaptations.

Pour la plupart des espèces animales, l’adaptation se fait par des mutations qui augmentent la performance de certains individus, sous réserve cependant que ce gain de performance s’accompagne d’une capacité accrue à la reproduction.

Pour certaines espèces animales, la vie en troupeau a favorisé leur capacité de survie autant que leur capacité à se reproduire. Les anthropologues ont étudié au sein des groupes d’animaux, l’émergence d’alliances informelles fondées sur les compétences.

Dans les groupes plus sophistiqués, en particulier chez les prédateurs (dont l’homme), ils ont mis en évidence l’apparition de structures hiérarchiques, qui en confiant la marche du groupe à des collèges de sages, supportés par des coutumes et des traditions, assuraient la stabilité et la pérennité de la tribu.

Mais des observations sur les tribus amérindiennes ont montré des modèles alternatifs refusant la hiérarchie (« l’homme est né libre, et partout il est dans les fers » selon Rousseau), et privilégiant un modèle de règles limitant l’individualisme, renforcé par des rites, et traitant avec bienveillance les particularités de chacun, moteurs éventuels d’adaptation et de progrès pour le groupe.

Sur l’individualisme, voir les études sur les Pirahas, les Yanomamis, les Alakalufs et autres Mundurucus sur la notion de « un » (pour moi), « deux » (pour moi aussi) et « beaucoup » (pour le groupe).

Sur la différence, voir le traitement respectueux (quasi mystique) du handicap dans les tribus amérindiennes.

Suite à des mutations, l’Homme s’est trouvé progressivement pourvu d’un avantage unique sur l’animal : un cerveau plus développé qui lui permettait d’observer puis de comprendre (intelligere) son environnement, puis de le changer sans se contenter d’attendre des mutations favorables. Il a acquis la capacité à augmenter volontairement et continuellement sa capacité de survie devant ses prédateurs, ou devant les variations climatiques et les catastrophes naturelles.

Jean-Louis Dessales avance que l’apparition et le développement du langage répondent à cette nécessité vitale de l’individu : faire part de ses observations au groupe, les qualifier, susciter la reconnaissance du groupe et prendre sa place dans les alliances ou les hiérarchies.

Avec la capacité de comprendre et de raisonner sont venues d’autres capacités : les émotions, le plaisir, les rêves, les croyances et l’éthique (« … la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice » selon Jean Rostand). A la nécessité de survivre s’est ajoutée l’envie de vivre mieux, améliorer son quotidien, rechercher le plaisir, combattre l’inconfort. Et la conscience de son environnement permet aussi à chacun de percevoir la place de l’individu dans le groupe, la place du groupe dans la société, ainsi que le bénéfice qu’il peut en tirer.

L’homme a une autre particularité. Plus que tout mammifère il est agressif envers ses semblables (voir les travaux de Lorenz ou Mantagu). Cette agressivité s’exprime au sein du groupe et participe à la structuration de la hiérarchie. Au sein de la tribu, cet homme « agressif » a  appris l’ambition et l’envie d’améliorer sa position dans le groupe (ou de le dominer, pour les « arrivistes »). La façon la plus primitive est la force. L’autre est de cultiver un talent propre, démontrer une expertise qui apporte des améliorations à la vie du groupe, jusqu’à en obtenir la reconnaissance.

Cette agressivité s’exprime aussi entre groupes pour « assurer la répartition d’êtres vivants semblables dans l’espace disponible ». La survie des sociétés tribales en conflit permanent dépendait de leur capacité à développer de nouveaux avantages, donc à accepter de nouvelles idées : outils, méthodes de chasse ou de guerre, méthodes d’approvisionnement, soins. Une tribu qui aurait renoncé à cette capacité à innover se serait exposée à disparaître sous les coups des tribus voisines plus performantes.

Créer, inventer est une capacité et un besoin des individus et des structures attestés dès la Préhistoire. Entre l’homme préhistorique et nous, il y a 200.000 ans ; la fin de la préhistoire, c’était il y a 8000 ans, environ 400 générations à peine. C’est peu. Si la société semble évoluer rapidement depuis quelques siècles, l’homme, son cerveau et ses motivations évoluent beaucoup moins vite. Les attentes de cet homme préhistorique sont toujours présentes en nous. Et les anthropologues montrent que les codes sociaux analysés sur des modèles tribaux sont encore prégnants dans tous les groupes sociaux modernes.

Les hommes qui constituent les forces vives de nos entreprises ont les mêmes motivations fondamentales que leurs ancêtres. Et les organisations, quelles qu’elles soient, fonctionnent encore sur les codes similaires à ceux des tribus de la préhistoire. L’innovation en est une composante fondamentale, pour le groupe comme pour l’individu.

b)   Management et innovation

Exceller en innovation n’est pas une option stratégique, mais la reconnaissance d’un besoin humain fondamental et une nécessité pour la gestion des ressources humaines.

Le parallèle entre les tribus anciennes et les entreprises dans les sociétés modernes est simpliste, mais instructif.

L’homme critique de ses propres actions et à la recherche de bien-être est omniprésent dans nos entreprises. Pour cet homme capable d’innover, effectuer demain comme aujourd’hui des actions qu’il sait ou croit être inefficace est un calvaire et une source de démotivation. Et la démotivation des employés est une source d’inefficacité qu’aucune société ne peut se permettre, qu’elle soit leader ou suiveur. Cet homme critique veut pouvoir innover spontanément quand l’évidence se présente à lui.

L’homme ambitieux est omniprésent dans nos entreprises. Pour cet homme, cultiver ses compétences, exprimer ses idées et en retirer la reconnaissance du groupe est aussi un besoin. Pas nécessairement pour « grimper dans la hiérarchie » (besoin de pouvoir que tous n’ont pas), juste pour que son expertise soit connue, appréciée et sa place reconnue par le groupe et qu’il en retire son profit et du plaisir (besoin unanime de reconnaissance). Cet homme ambitieux a besoin que le groupe perçoive sa capacité à contribuer par ses idées.

L’analogie tribale vaut pour les entreprises. Les règles, les hiérarchies, les procédures et les structures stables assurent le fonctionnement de l’entreprise aujourd’hui. Elles rassurent chacun sur son fonctionnement demain.

Mais l’entreprise est également menacée de tous côtés : par ses concurrents directs, mais aussi par l’apparition de solutions substitutives, par les crises économiques, par des bouleversements politiques. Sa capacité à innover assure sa survie après-demain. Quand la photo numérique a supplanté l’argentique, les acteurs innovants ont su survivre à ce séisme (voir les mésaventures de Kodak et Fujifilm).

Autoriser, favoriser, susciter et développer l’expression de la capacité des employés à innover est une nécessité managériale pour permettre à chacun d’améliorer les processus qui le concernent, d’exploiter au maximum ses talents et finalement, de contribuer au groupe. C’est au minimum, préserver la rentabilité et la capacité de survie d’une entreprise où il fait bon vivre.

C’est aussi une nécessité stratégique pour répondre au mieux aux aléas économiques, que l’on soit « précurseur » ou « suiveur ».

Pascal Picq, auteur du livre « un paléontologue dans l’entreprise » illustre la nécessité d’innover par l’exemple de la « Reine Rouge », dans le livre de Lewis Caroll « De l’autre côté du miroir ».

Alice s’étonne de courir sans avancer d’un centimètre. La Reine Rouge lui explique que, dans ce pays, il faut courir en permanence pour rester au même endroit (survivre). Pour se déplacer, il faut courir deux fois plus vite (réaliser ses ambitions).

c)    Innovation et image de l’entreprise

Allons un pas plus loin. Il est frappant de constater que certaines entreprises technologiques avec des budgets de R&D très significatifs sont sous-évaluées sur les marchés boursiers pour la simple raison que les analystes « doutent de leur capacité à innover ». Ce que ces analystes évaluent, ce ne sont pas l’efficacité des structures considérables dédiées à la R&D, mais une perception de la culture d’innovation de l’entreprise.

Le grand public aussi exprime une opinion sur la culture d’innovation des grandes entreprises et lui associe la confiance qu’ils ont dans l’avenir de cette entreprise. Le grand public ne sait pas quels montants ces entreprises investissent réellement en R&D, cela ne l’empêche pas d’avoir une opinion sur la culture et de l’intégrer dans son attitude de consommateur.

Au sein même de ces entreprises, les employés ont tendance à partager l’opinion du public, quand bien-même ils travaillent dans les départements en charge de l’innovation ! A ce stade, l’inefficacité de l’innovation devient une prophétie auto-réalisatrice.

Pour finir, quand les analystes, le public et même les employés partagent une même opinion sur une entreprise, que dire de son recrutement ? L’homme qui veut être écouté va vers le groupe qu’il croit capable d’écouter.

 

d)   Conclusion : oui à l’innovation !

Nous répondons à la question « devons nous être une entreprise innovante ? » par un oui catégorique : pour les employés, pour les clients, pour les concurrents, pour les investisseurs, pour le recrutement.

Le budget R&D ou Marketing n’est pas la mesure d’une culture d’innovation : l’innovation dépasse largement ce cadre. Le défi de chaque entreprise est d’instaurer une culture managériale qui permette l’innovation sans contrainte.

Faut-il en déduire que toutes les entreprises doivent investir pour inventer le nouveau « bâton de jet » qui assurera leur domination ? Non évidemment. Nous en parlerons plus précisément dans le chapitre suivant. Mais réserver du temps, des ressources et des moyens pour l’innovation est une nécessité interne et externe, quelle que soit la stratégie de marché.

Quand une entreprise se pose la question « devons nous innover », c’est qu’elle a progressivement perdu de vue la complémentarité fondamentale chez l’individu comme dans tout groupe entre organiser pour rassurer et innover pour durer.

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